Nous dirigions tous les mois des rencontres avec les femmes du village. Lors de la réunion suivante, j’ai donc invité Lily à partager avec nous sa mésaventure. Après l’avoir écoutée, de nombreuses autres femmes ont raconté à leur tour beaucoup d’expériences similaires d’exploitation. Elles avaient pratiquement toutes un épisode à partager avec nous où elles avaient été exploitées ou non consultées dans les décisions de la famille du fait qu’elles n’avaient pas reçu d’éducation et de ce fait ne pouvaient pas comprendre.
La discussion lors de cette rencontre a été très intéressante. Une des femmes nous a expliqué qu’on leur demandait souvent de garder le silence et qu’elles étaient ignorées lors des prises de décision au sein de la famille. Une autre a indiqué qu’il était vrai qu’elles n’étaient pas instruites et qu’elles ne connaissaient pas autant de choses que les hommes. Par la suite, Thatery, un autre membre du groupe a soulevé une très bonne question : « Qui pense un tant soit peu à l’éducation des filles dans les familles ? ». Elle nous a raconté que lorsqu’elle était enfant, elle désirait ardemment recevoir une éducation et aller à l’école avec ses frères, mais ses parents lui avaient répondu qu’elle devait rester à la maison pour s’occuper de son petit frère et pour cuisiner pour la famille pendant qu’ils travaillaient aux champs.
Je leur ai assuré qu’il n’est jamais trop tard pour apprendre. A la question de savoir si elles avaient envie d’être éduquées, elles ont toutes répondu d’une seule voix : « oui ! ». Elles étaient tellement motivées que nous avons commencé tout de suite un programme d’alphabétisation fonctionnelle dans leur village. Grâce aux cours, qui se sont déroulés tous les jours pendant une heure et demie, six jours par semaine, elles ont appris l’alphabet, les nombres, à reconnaitre la valeur des différents billets, à lire un livret d’épargne et à remplir des formulaires bureaucratiques. Nous avons aussi organisé quelques sessions sur le thème du développement du potentiel des femmes.
Au bout de seulement neuf mois, les femmes du village ont appris à lire et à écrire et elles sont maintenant capables de gérer en autonomie les livres comptables et le compte bancaire du Groupe d’Entraide qu’elles ont formé. Lilly est la nouvelle secrétaire du groupe. Elles ont récemment versé sur leur compte les contributions correspondant à deux mois de cotisations des membres du groupe, mais la banque ne leur a pas crédité le montant. Elles ont suivi l’affaire avec les autorités de la banque et elles ont dû s’y rendre cinq fois avant que l’erreur ne soit corrigée. Quand les comptes ont enfin tourné, elles se sont toutes exclamées : « Si nous n’avions pas appris à lire et à écrire la banque nous aurait ˝arnaquées˝ » ! Cet épisode a contribué à augmenter leur confiance en elles-mêmes. Maintenant elles participent aux réunions hebdomadaires du village. Quand il y a des affaires importantes à traiter, elles font pression sur le chef du village pour qu’une réunion soit organisée. Ces femmes ont aussi motivé d’autres groupes de femmes, dans d’autres villages, à commencer un programme d’alphabétisation fonctionnelle et au cours de ces trois dernières années, environ 600 femmes ont été formées ! Ce programme a aussi contribué à améliorer l’état de santé, les moyens de subsistance et les relations sociales au sein du village, où désormais tous les enfants sont scolarisés !
L’éducation est importante pour tous mais elle est particulièrement importante pour les filles et les femmes. Ceci est vrai non seulement parce que l’éducation est un point d’accès à d’autres opportunités, mais comme nous l’avons vu plus haut, l’amélioration du niveau éducatif des femmes a un effet domino sur les familles, la communauté et sur les différentes générations. Nous savons toutes que c’est la mère qui élève ses enfants. Pour tout un tas de raisons pratiques, c’est elle aussi qui gère l’économie familiale. Les femmes éduquées reconnaissent l’importance des soins de santé et savent comment y accéder, pour elles et leurs enfants. L’éducation aide les filles et les femmes à connaître leurs droits et à acquérir l’assurance nécessaire pour exiger qu’ils soient respectés. Le niveau d’éducation des parents a une influence positive sur la réussite scolaire des enfants et l’éducation de la mère peut beaucoup influencer les négociations au sein du foyer et l’aider à assurer plus de ressources pour ses enfants.
En Inde, le taux d’alphabétisation des femmes est significativement plus bas que celui des hommes, et 68% des enfants qui abandonnent l’école sont des filles. Ceci n’est pas systématique et plusieurs facteurs bloquent l’éducation des filles. Je voudrais vous en présenter quelques-uns brièvement.
1— Pauvreté
La pauvreté, comme le disait justement Thetary, est un des principaux facteurs qui explique le non-accès des femmes à l’éducation. Dans les familles pauvres, surtout parmi les ouvriers agricoles, les filles sont considérées comme de la main d’œuvre gratuite. On leur confie donc les tâches ménagères quand les parents sont aux champs et les garçons à l’école. Quelquefois, pour augmenter le revenu familial, les filles travaillent dans les champs pendant la saison des semailles et de la récolte.
2— Trafic d'êtres humains et corruption
Dans les États où domine le système tribal comme Jharkhand, Orissa, Chhattisgarh et autres États de l’est du pays, la pauvreté et l’oppression des femmes aboutissent au trafic des êtres humains, devenu une affaire brûlante. Le fait d’envoyer des filles de 10, 12 ans travailler comme domestiques en ville, est devenu un phénomène courant. A certains endroits, du fait de l’extrême pauvreté, et dans l’espoir de devenir riche, les parents contactent des « agents » pour qu’ils placent leurs filles mineures comme domestiques en ville. Souvent ces agents les trompent et les exploitent. Notre Centre pour Femmes des Tribus travaille étroitement avec le gouvernement du district, pour tenter d’enrayer ce phénomène. Ce dernier trimestre, nous avons libéré dix jeunes filles, toutes entre 12 et 19 ans. Deux de ces filles avaient été pratiquement vendues par leurs familles, les autres avaient été appâtées ou avaient subi des chantages de la part des « agents » alors qu’elles se rendaient à l’école. Toutes ces filles se trouvaient dans des situations pour le moins désagréables.
3— Environnement dangereux et à risque
Il s’agit d’un autre facteur important expliquant le fort taux d’abandon scolaire féminin. Souvent les filles pubères ne sont pas envoyées à l’école parce que les parents ont peur qu’elles soient brutalisées en chemin. Et c’est pour cette même raison que les parents marient leurs filles avant la puberté, pour ne pas avoir à se soucier de leur protection. Il existe aussi des cas de préjugés de caste, où l’enfant de caste « inférieure » est isolé et envoyé s’asseoir seule au fond de la classe. C’est à se demander si une enfant née dans une caste inférieure ne vient pas de Dieu !
Tout ceci finit par anéantir le désir, le potentiel et la liberté de ces femmes. Leur vie entière est manipulée par d’autres, pour leur propre intérêt. Chaque fois qu’on empêche une femme d´éclore, que l’on supprime son potentiel ou que l’on dénie son droit à l’éducation, on manque de respect à Dieu, car il nous a fait à Son image pour que nous vivions notre vie en abondance.
J’ai été témoin de par ma propre expérience, qu’investir dans l’éducation des filles est une des manières les plus efficaces pour réduire la pauvreté. Si l’on éduque aujourd’hui les filles, lorsqu’elles seront mères à leur tour, elles ne laisseront pas leurs filles être utilisées pour le travail domestique ou exploitées pour faire gagner un peu d’argent à la famille. Il y aura donc une meilleure qualité de vie au sein de la famille, de la communauté et de la société.
Comme nous l’avons vu, l’éducation reçue par les filles et les femmes les aide à développer leur potentiel, leur donne des connaissances et les rend capables d’exercer de manière autonome des activités économiques. Grâce à l’éducation, elles sont capables d’affronter les hiérarchies, de dialoguer avec le système corrompu, comme nos femmes l’ont fait avec le directeur de la banque. Et ce qui est le plus important, elles se sentent respectées et aimées, ce qui est essentiel pour n’importe quel être humain.
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